L'eau chaude coule sur mon corps nu alors que je laisse la vapeur envahir la pièce. Les yeux fermés, je laisse le sang de cet homme quitter mes mains alors même qu'il n'y a jamais été. Ce n'est pas la culpabilité qui me pousse à me cacher dans cette bulle liquide, ni même un quelconque choc post-meurtre. Ce n'est pas ma première fois. Ce ne sera pas non plus la dernière. Et de toute façon, puisque je me dois d'être honnête, je n'ai jamais ressenti ce genre d'émotion, même au début. Je dois être fait pour ça, chacun son talent. Non, ce que j'essaie de laver, c'est la frayeur que l'ombre apporte à chaque fois qu'elle s'introduit dans ma vie, traque sans fin que seul les médicaments peuvent stopper l'espace d'un instant. Le docteur Jekyll pense que je devrais l'affronter plutôt que de la fuir, mais je ne pourrais jamais me résoudre à le faire peu importe le nombre de session qu'il passera à m'y encourager.

Mes yeux se rouvrent pour trouver ma peau rougie par l'eau chaude et je ferme machinalement le robinet avant de sortir dans la pièce devenue sauna. Du coin de l'oeil, j'aperçois mon reflet dans le miroir déformé par la buée. Comme prévu. Moins je peux discerner mon reflet, moins je risque d'y apercevoir quelque chose qui ne devrait pas être là. Un ricanement se fait entendre et soudain, ma bulle de chaleur explose et je sors de la salle de bain en une fraction de seconde, claquant la porte derrière moi, soupirant alors que mon corps s'affaisse contre la paroi de bois, las d'une lutte qui s'annonce incessante ce soir.

Non. Mist redresse ses oreilles et tourne vers moi sa tête d'un air inquisiteur. Elle, seule créature au monde à vraiment partager mon tourment, sent que je suis au bord du précipice, encore une fois. L'obscurité de mon appartement offre trop de possibilité à l'inconnu qui me traque et je sais que je vais devoir fuir une fois de plus. Habituée, la chienne ne réagit pas lorsque j'enfile au hasard des habits et quitte l'appartement en quatrième vitesse. Je reviendrai quand je reviendrai, elle le sait, inutile de s'inquiéter.

Et maintenant, me voilà dans la rue, à marcher en quête d'un asile pour la fin de la soirée. Pier 39 est évidemment hors de question bien que personne ne doit s'être rendu compte de sa disparition. Je marche au hasard pendant un petit moment, guettant un endroit propice qui ne soit pas déjà fermé vu l'heure tardive. Je finis par arrivé devant un bar manifestement gay et je souris en y entrant. Pourquoi pas, ça fait longtemps après tout. Si la devanture pouvait laisser des doutes quant à la nature du bar, l'intérieur lui ne trompe pas : la clientèle est typique, l'ambiance parle d'elle-même et les serveurs torse nu apportent la touche finale, nécessaire ou non.

Je scanne l'endroit, trouve un tabouret libre au bar et m'y installant en m'imprégnant de l'atmosphère, parfaite pour me changer les idées. La musique est agréable et lorsqu'un des serveurs passe proche de moi, chargé de cocktails, je me dis que la vue l'est aussi. Pas de risque qu'il me poursuive jusqu'ici. Ma main frôle ma chemise en cuir, tâtant la poche intérieure où mes pilules attendent sagement, juste au cas où. Mon attention se reporte sur le barman, un autre joli garçon tout aussi torse nu et j'attire son attention tout en lui demandant un virgin mojito.

Jamais d'alcool. Pas avec les médicaments. Et puis, je ne peux pas me permettre d'être vulnérable.

Des différents noms qui reviennent encore et encore en boucle entre les quatre murs du Moby Dick, c'est Cher qui chante Believe dans les hauts parleurs, interprétée par nulle autre que Miss Regina Bang Bang, ses cheveux longs et noirs, son maquillage au net contraste monochrome, sa robe scintillante et ses talons si hauts qu'ils me mettent mal à l'aise, moi qui suis pourtant bien à plat dans mes converses rouges, derrière le bar. Je fais glisser machinalement un Sex on the beach aussi bleu qu'un lagon sur le comptoir, gratifie le client d'un sourire et passe déjà au client suivant. Ce soir, le staff en salle a eu pour instruction de laisser son t-shirt à la maison. Pourquoi ? À vrai dire, je n'en savais trop rien jusqu'à la prestation Chastity. Elle, la chanson Poker Face, et ses gants à paillettes. J'ai évité la scène mais l'un de serveurs a eu droit aux projecteurs. En conséquence, elle s'est invitée sur mon comptoir et des paillettes brillent encore sur mon torse humide d'une discrète transpiration, hanté par un long collier de perles colorées fluorescentes. J'aimerais pouvoir dire être immaculé, mais la vérité c'est qu'il fait chaud dans cette salle, que je cours partout et que les lumières reflètent quelques gouttes sur mon front. Et je ne parle que de mon front. Heureusement, l'illusion accrochée à ma peau tient le coup et, déjà, plusieurs mains se lèvent pour attirer mon attention. Je devrais donc peut-être m'inquiéter d'avoir verrouiller mon regard sur brun, posé sur l'un des tabourets, qui a tout juste fait un signe.

J'ai l'habitude des bruyants, des discrets, des gesticulations et des hauts cris. J'ai l'habitude des yeux doux et des tronches de six pieds de long parce que je ne suis pas assez rapide. J'ai l'habitude des mecs dont le simple sourire vole la moindre force dans mes jambes. J'ai aussi l'habitude des mains baladeuses, mais c'est pour ça qu'il y a toujours un videur pas loin. Ce dont je n'ai pas l'habitude, en revanche, c'est cette étrange vibration qu'il dégage. J'ai l'impression de l'avoir déjà rencontré, pourtant son visage m'est étranger. Dans cette foule, dans cette musique et ce bruit, dans ces lumières colorés, mes yeux ont l'air de s'ajuster pour détailler son visage, flouter tout le reste. - Virgin ? - Demandé-je pour confirmer, la voix forte pour s'entendre au-dessus de la musique. - Ok, then. I'll be right back. - Préférant ne pas faire attendre tout un groupe de peur que le comptoir stagne trop, je prends leur commande en même temps et enchaine les verres avec une dextérité qui m'étonne moi-même. Un scotch sans glace, trois bières, une piña colada, et je reviens vers le brun avec un mojito sans alcool. Croise à nouveau son regard. M'immobilise un instant. Il y a quelque chose d'étrangement familier, juste là, dans ses yeux. - It'll be five dollars. Sorry, your face feels really familiar. Did you come here before? - L'avantage d'être un poil paranoïaque, c'est que je n'oublie jamais un visage. Les noms et traits des habitués du bar sont imprimés dans mon esprit comme si ma vie en dépendait, justement parce que c'est le cas.

"Yeah." C'est tout ce que j'ai le temps de répondre au barman avant qu'il ne se tourne vers un groupe assaillant son comptoir. Le bar est plein, la foule est demandeuse, il n'a pas le temps de s'attarder. Moi, j'ai le temps. De retenir la commande, Un scotch sans glace, trois bières, une piña colada, de détailler le groupe à côté de moi, d'attribuer à chacun son verre même si c'est le jeune homme blond au fishnet t-shirt qui a passé toute la commande, juste comme ça, au physique et à l'attitude. Pourquoi ? Entraîner ma mémoire, encore et toujours. Et tester mes facultés d'analyse. C'est important dans mon métier. Et dans mes autres activités. Je me dois d'être vif et précis, avec une très fine marge d'erreur.

Le barman revient, distribue le scotch à l'homme au blazer, les trois bières à la femme aux cheveux courts et au deux hommes avec qui elle discute et la piña colada au jeune homme blond. J'esquisse un léger sourire. Gagné. Puis mon virgin arrive devant moi et je le remercie d'un hochement de tête en lui tendant le billet de 5$. Et le sourire disparaît. Non pas que sa question soit dérangeante, mais j'ai toujours le même air lorsque je suis concentré. Je sais à quoi il ressemble, grand, musclé, imposant, joli garçon, pas un physique qui se rate, même pour ceux qui n'ont pas pour habitue de retenir les petits détails, mais j'ai peut-être raté quelque chose. "No." Je ne le connais pas, c'est certain. Outre le fait que je ne sois jamais venu ici, c'est surtout la tâche de vin sur son arcade qui me le confirme : ce n'est pas le genre de détail que j'omettrais. "And I've never seen you before. Maybe the other way around, have you ever been arrested before ? Saw me at the precinct as they were locking you up behind bars for nudity, maybe ?" Il y a une touche de moquerie et un sourire en coin alors que je lève imperceptiblement mon verre vers son torse où la sueur typique d'un shift animé s'accumule. Ca vient tout seul, aussi facile que de changer de masque. Il y a une heure, sous la douche, j'étais quelqu'un de bien différent de l'inspecteur de police d'il y a quelques secondes occupé à retenir les détails de son environnement. Différent encore de cet homme si direct et ouvert. J'ai l'habitude des interrogatoires où il faut s'adapter aux cas. Ou peut-être est-ce d'avant ça encore ?

"No, that's not it, I would've remembered you." Je prends une gorgée du cocktail, appréciant la fraîcheur et le fruité du mélange. "So you're gonna have to do the work for me, here. What is it about me that tickles your brain ? Nice cocktailing, by the way." J'affiche un sourire joueur alors que mon cerveau continue à essayer de le cataloguer, sans succès.

No. - L'espace d'un instant j'ai peur de l'avoir vexé, d'une façon ou d'une autre, mais il reprend la parole et j'associe cet air fermé à la réflexion. Un air que je chasse de mon propre visage avec aisance. Un flic. Le seul gars à qui je parle ce soir est un flic. - No, no. Always legally nude. - Si. Si, j'ai été arrêté. Le froid du fer a mordu mes poignets. L'odeur des cellules crasseuses est imprimée dans ma mémoire. L'ombre des barreaux sur ma peau, comme un fantôme. Un démon. Heureusement, j'ai toujours trouvé un moyen de disparaitre. Les barreaux, ça fond. Les appareils photos, ça crame. Les policiers, ça...

No, that's not it, I would've remembered you. - Il ne va définitivement plus m'oublier maintenant, et ce n'est même pas une question d'ego. À cet instant, à cette seconde, je sais qu'il m'a vu, et que cette image ne quittera jamais sa mémoire. Je l'ai vu à son regard, à sa façon de me décortiquer. Pas comme un homme à la soif ivre de chaleur, mais à la façon de quelqu'un qui archive chaque détail méthodiquement. Et ce n'est pas une attention que j'aime recevoir, pourtant j'arbore mon plus beau sourire, fais rouler mes muscles en essuyant un verre. - So you're gonna have to do the work for me, here. What is it about me that tickles your brain ? Nice cocktailing, by the way. - Je mime une petite révérence, ajoute un clin d'œil, donne une paille neuve à un client étourdit et reviens vers mon brun problématique. - I honestly don't know. It's something about your face. - Les mots s'échappent et reviennent hurler à mon oreille. - I mean, there is nothing wrong with it. Everything seems to be in place. It's just.. I don't know, it looks familiar. - J'ai déjà dit ça. J'ai vraiment rien d'autre à dire. - It just... - Mes mains forment l'objectif d'un appareil photo imaginaire. - Yeah, no. I guess you just have one of those faces.

Un main se lève, j'abandonne le flic d'un signe et flotte presque sur quelques pas jusqu'à un jeune homme au khol trop marqué, un débardeur blanc humide de transpiration, pour ainsi dire transparent. L'échange est bref. Il me demande un vodka pomme, je lui sers un jus de pomme. Il me demande pourquoi il ne sent pas la vodka, je lui rends la monnaie sur un jus de pomme, un sourire ravageur et un regard entendu. Ses pommettes rosissent. Sa tête rentre entre ses épaules. Je n'oublie jamais un visage, et pas plus celui de étudiant de tout juste dix neuf ans qui a déjà tenté sa chance quelques semaines plus tôt. Et si je ne l'oublie pas lui, alors pourquoi aurais-je oublié celui du brun ? Je le cherche du regard, le retrouve un peu plus loin. Si je n'ai pas oublié son visage c'est que je ne l'ai jamais connu. Alors pourquoi est-ce qu'il s'anime dans mon esprit ? - Maybe we just crosspathed on the street. I'm very good with faces, they tend to stick in my memory. - Dis-je en revenant finalement vers lui. Je tire un verre d'eau désormais tiède de sous le comptoir, bois une gorgée un petit vite et quelques gouttes roulent sur mon menton, se mêlent à la transpiration qui perle sur mon torse. - Oh, I'm sorry. Did I make you think you were special? - La plaisanterie sur le bord des lèvres, je ne laisse aucune place au doute. Certaines personnes ne perçoivent pas les traits d'humours, surtout dans de telles conditions. Je préfère être clair que vexer un client pour rien.

L'ombre d'un sourire se dessine sur mes lèvres à sa révérence et cette fois, ce n'est pas le personnage que je joue mais bien moi qui me laisse aller. Peut-être est-ce le bar et l'atmosphère festif. Ou alors l'adrénaline qui s'évapore pour donner place à une relaxation méritée. J'arque un sourcil à sa réflexion, feignant de me vexer pour au final prendre une autre gorgée, avec un sourire bien décidé cette fois-ci.

J'aurais pu me détourner de lui, me mêler à la foule, mais nous savons tous très bien que je ne suis pas si à l'aise que ça ou en tous cas pas prêt à le laisser paraître. Et puis, je suppose qu'il m'intrigue tout autant que je le questionne : pourquoi ce lien ? Alors j'observe sa danse bien rythmée entre les verres et les clients, l'attention de la paille, le petit jeu avec le jeune homme que tout le bar sait qu'il ne devrait pas être là. Je me doute que je devrais intervenir, en tant que représentant des forces de l'ordre, mais je ne suis pas en service et je suis le genre de gars qui compartimente assez bien sa vie pour savoir quand séparer travail et vie privée. Et c'est assez divertissant de regarder la couleur teindre les joues du petit twink qui n'essaie même pas de repartir à l'assaut. Ca et la plastique du géant, soyons franc.

Avec le recul, c'est à ce moment que j'ai commis ma première erreur de la soirée. Intervenir et être le rabat joie de service, quitter le bar pour emmener le gamin au poste et prévenir ses parents que leur petit ange essaie de se murger alors qu'il devrait réviser pour ses partiels. C'aurait été une fin médiocre mais autrement plus enviable au reste de ma soirée. Mais évidemment, c'est toujours trop tard qu'on se rend compte de ces choses là.

Le serveur revient vers moi, apparemment décidé à résoudre sa petite énigme personnelle et je me force à refaire le tour de mon cerveau pour trouver de quoi l'aider mais non, je suis certain qu'on ne s'est jamais vu. Ce que je m'apprête à dire quand il me devance avec sa pique. Bien, un serveur à moitié nu, intéressant et avec de l'humour, je prends.

Ca aussi, c'était une erreur.

"Yes, I am utterly devastated that the cute barman I met moments ago remembers other faces than mine. I'll probably go cry with Twinky over there who didn't get his juice." Je feins la meilleur sad puppy face que je puisse avant de lui sourire et vider mon verre d'une traite. "Nah, you don't have to worry about me, I'll be fine even if you don't remember when and where you clearly started to stalk me." Rentrer dans son jeu sans avoir à faire semblant, un autre indicateur que j'étais sur une pente descendante à ce moment là. Mais c'était très plaisant.

Le vrai souci vient juste après, avec cette phrase si banale pour un client de bar, lancée sans y penser, si anodine et si dévastatrice. Un effet papillon rien qu'à moi. "Could you get me something with booze, though ? To make up for your harsh behavior ? I swear I'm not underaged, just surprise me with the best you can do." J'aurais dû entendre le ricanement, à ce moment là. Sentir le poids de la silhouette pesait juste derrière moi. Avec le recul, je pense que je l'ai senti, peut-être un peu. Et que j'ai choisi, pour la première fois depuis bien longtemps de l'ignorer. Est-ce qu'elle était juste derrière moi ? Est-ce que le barman l'a vu alors que je faisais de mon mieux pour flirter avec lui ? Ou était-elle cachée parmi les danseurs, attendant patiemment la dernière erreur, fatale, de l'alcool qui touche mes lèvres ?

"What's your name, by the way ?" C'était ma préoccupation à cet instant. Loin du chaos dans lequel je venais de me jeter.

I'll probably go cry with Twinky over there who didn't get his juice. - Oh he won't cry tonight. - Fais-je par reflexe, la voix couverte par la musique. La jeune ne m'a pas lâché du regard depuis que je l'ai abandonné. Le verre dans sa main laisse rouler entre ses doigts les perles d'une fraiche condensation. Pourtant c'est une chaleur vive qui réside juste là, dans cette même main. Une chaleur naturelle, qui marque la peau, qui rougit de sang. Son débardeur s'étire de deux pointes bien nettes. Une langue gourmande glisse sur ses lèvres salées. Il y va de ses deux mains, y met de l'effort, de la volonté. L'une d'elle trouve mon ventre, ferme sous ses doigts. La transpiration roule sur ma peau, ruisselle en cascade sur le comptoir sur lequel je me vois assis, le pantalon aux chevilles, le twink entre les jambes. Le bar ne désemplit pas mais tous nous ignorent. De derrière le comptoir, j'observe la scène d'un air absent, comme un simple passant, passager dans un miroir. What in the... Un frisson remonte le long de mon dos, saisit ma gorge. La musique revient hanter mon oreille, les voix et chants comme un brouhaha assourdissant. Le brun continue de parler mais je n'en distingue que quelques mots. L'air de rien, ma main trouve un couteau utilisé pour couper quelques citrons et j'en enfonce la pointe dans mon pouce. L'incision redoublée du jus de citron propage une fine douleur, acide, et la vision s'évanouie comme si elle n'avait jamais été. Parce que c'est bien le cas. Elle n'est réelle que dans l'esprit du jeune homme, encore entrain de bader le vide. Il ne pleurera pas ce soir, non.

Could you get me something with booze, though ? To make up for your harsh behavior ? I swear I'm not underaged, just surprise me with the best you can do. - Mon regard retrouve le brun, beau brun, et il me faut un instant, une seconde de latence, avant d'affiche un sourire espiègle. Peut-être aura-t-il vu le reflet rouge dans mes pupilles. Peut-être l'aura-t-il pris pour un éclat de projecteur. - That's not happening. The best I can do is reserved for the elite. Or some special occasion. You will have the medium I can do, and that's it. - Le piquant du citron encore irradiant dans mon pouce me donne une idée, et j'attrape une coupe. - What's your name, by the way ? - I'm Adryan. Sorry, can't wear a badge on this. - Lancé-je en tapotant mon pectoral droit, sensation de vide sous les doigts, avant d'attraper un shaker propre et y jeter une poignée de glace pilée, rhum blanc, cognac, jus d'orange, de citron, et un peu d'orgeat. Les muscles roulent inutilement par reflexe alors que le shaker remue avant de déverser son contenu soleil pâle dans la coupe. L'amertume de l'agrume et le piquant du citron compensé par le sucre du sirop, mais la gourmandise du rhum et l'âge du cognac, tout ça dans un cocktail frais et sans décoration, glissé sous son nez. - There you go. A scorpion. You... - Une main se lève. Trois, en fait, qui attendaient que j'ai terminé mon petit spectacle. - You can tell me how much you like it in a second.

Impossible de tenir une conversation entière dans ces conditions. Le cinéaste qui a décrété que les barmans ont le temps de discuter et draguer est un imbécile. La première main appartient à un homme d'une cinquantaine d'années, légèrement bedonnant, la toisant grise dépassant de son col et l'étincelle de sa jeunesse dans le regard. Un bière. La seconde est reliée à une femme à la peau constellée de tâches de rousseurs, les cheveux châtain noués en une queue de cheval négligée. Une vodka tonic. La troisième, enfin, alourdie d'argent et d'un verni à ongle noir bouffé par les lavages et les dents, me mène à une personne au regard poudré de violet et de jaune, les lèvres lissées de noir. Un maquillage particulièrement magnifique, semblable à un papillon aux hypnotisantes ailes. Un shot de tequila, un citron, du sel, et une autre bière. Lorsque je reviens vers mon brun, le twink continue de regarder dans le vide et je commence à me demander si je ne l'ai pas cassé. - So? - Demandé-je en portant mon verre d'eau tiède aux lèvres. - Care to put a name on that familiar face, so I know in what order I should file you in my broken mind ? That'll be your payment for that cocktail.